La soirée électorale du 7 juin 2015 en Turquie fut marquée par une absence de taille : celle de Recep Tayyip Erdoğan. A la grande surprise des Turcs habitués depuis des années à le voir triompher les soirs d’élections lors des « discours au balcon » retransmis depuis le siège de son parti AKP, le président de la République a fait preuve cette fois-ci d’un silence assourdissant. Ses partisans diront que désormais chef de l’État -indépendant de tout parti politique selon la Constitution – Erdoğan n’avait pas vocation à s’exprimer. L’argument est néanmoins peu recevable vu l’implication constante du président dans la campagne des législatives.
Le parti islamo-conservateur AKP, en recul, perd la majorité absolue au Parlement
Il faut dire qu’après une décennie de succès croissants aux élections, le parti islamo-conservateur de M. Erdoğan enregistre son premier recul à des élections nationales depuis 2002, même s’il se maintient en tête des votes avec 40,9 % des voix, loin devant le CHP, principal parti d’opposition qui totalise 24,9 % des votes. Les deux autres partis représentés au Parlement[1] pour la nouvelle législature, le MHP et le HDP, enregistrent respectivement 16,3 % et 13,1 % des suffrages. Ce très bon score du HDP a été déterminant pour le scrutin. Pour la plupart issus de la mouvance pro-kurde, les élus de ce parti se sont pour la première fois présentés comme candidats officiellement investis par le HDP. Le pari était risqué car en Turquie, seul un candidat dont le parti totalise plus de 10% des voix au niveau national peut devenir député. Dans le cas inverse, le siège revient au premier candidat arrivé à sa suite et dont le parti a dépassé le barrage. Pendant très longtemps, cette mécanique a profité à l’AKP : les députés élus sous l’étiquette de formations pro-kurdes n’ayant pas dépassés le seuil des 10% voyaient leur siège généralement revenir au candidat AKP en seconde position. En ayant allégrement franchi ce seuil le 7 juin, le HDP a donc fait basculer l’élection en privant l’AKP de sa majorité absolue.
Le scrutin du 7 juin s’apparente ainsi à une défaite pour la formation islamo-conservatrice, comme semblait l’attester au soir du scrutin les mines déconfites des leaders du parti face à l’allégresse de l’opposition laïque et pro-kurde. La presse d’opposition et la majorité des médias occidentaux se sont d’ailleurs réjouies d’un coup d’arrêt qui serait porté selon eux à l’islamisation du pays et à la dérive autoritaire et mégalomane d’Erdoğan.
Un scrutin aux allures de défaite pour Erdoğan
Si le vote des électeurs turcs met fin à l’hégémonie de l’AKP sur la vie politique turque, c’est aussi et surtout une défaite personnelle pour le président Recep Tayyip Erdoğan. Fondateur et maître incontesté du parti, qu’il ne le dirige plus officiellement depuis son élection à la présidence de la République en août 2014[2], Erdoğan entendait faire de ce scrutin un nouveau référendum sur sa politique. Habitué aux succès électoraux depuis 2002, l’actuel président tablait sur une victoire massive des candidats AKP devant permettre au parti d’atteindre la majorité des 3/5 au Parlement, quorum nécessaire pour réviser la Constitution sans recourir à un référendum. Le rôle du président de la République en Turquie se limitant à un pouvoir de nominations et à un rôle de représentation, Erdoğan faisait campagne depuis des mois pour une révision constitutionnelle instaurant un régime présidentiel où il aurait le champ libre.
Le verdict des urnes contrarie fortement ses plans. Contraint de former un gouvernement de coalition, l’AKP devra composer avec l’un des trois partis d’opposition, tous opposés au régime présidentiel. N’ayant pas la majorité qualifiée au Parlement pour changer la Constitution à lui seul, Erdoğan pourrait recourir à un référendum institutionnel, mais les sondages montrent qu’une majorité de Turcs est opposée à un changement de régime.
Une sanction de la dérive autocratique du pouvoir
Le projet de présidentialisation du régime est d’ailleurs l’une des principales raisons du recul de l’AKP. Attachés au régime parlementaire[3], les Turcs ont une très haute considération de la fonction présidentielle et attendent du chef de l’Etat qu’il incarne la fonction avec retenue et distinction. S’ils ont souvent plébiscité Erdoğan pour son dynamisme en tant que Premier ministre, leur vote montre que même au sein de l’électorat AKP, les Turcs ne cautionnent plus son attitude clivante et son engagement dans la mêlée politique en tant que président. Pour tous les opposants à Erdoğan, le scrutin est un réel soulagement. « La Turquie respire !» se réjouissait ainsi dans les colonnes du Monde en date du 9 juin l’économiste Ahmet Insel.
De fait, Erdoğan a fortement contribué a polarisé la Turquie au cours des dernières années : insultant face à l’opposition et aux minorités, intraitable lors de la fronde antigouvernementale de Gezi marquée par des violences policières qui firent 11 morts, mégalomane au point de se faire construire un gigantesque palais présidentiel à Ankara et une mosquée à Istanbul « visible depuis l’espace » et où il rêve d’être enterré, Erdoğan ne laisse pas indifférent. Pour ses opposants, principalement issus des classes urbaines occidentalisées ou de la minorité alévie, il est l’archétype du dictateur. Pour l’électorat des campagnes anatoliennes et des périphéries des grandes villes au contraire, il est l’enfant du peuple qui a redonné fierté et pourvoir d’achat aux classes défavorisées méprisées par l’élite kémaliste.
Erdoğan reste cependant au centre de l’échiquier politique turc
Le scrutin du 7 juin montre que cette Turquie populaire et conservatrice est majoritaire. L’AKP dispose d’un socle électoral minimal de 42 %. Mais l’électorat conservateur ne se réduit pas seulement à l’AKP. En dehors du CHP fortement laïc, les deux autres partis représentés au Parlement comptent une importante base conservatrice. Le parti ultranationaliste du MHP, même s’il reste fidèle à la mémoire d’Atatürk et proche de l’armée, fait aussi du référent islamique un élément incontournable de la « turcité ». Si le HDP affiche le programme le plus libéral sur le plan sociétal – en allant jusqu’à évoquer la défense des droits des homosexuels, une première en Turquie – il doit son succès à l’électorat kurde qui adhère bien plus à ses revendications autonomistes qu’à son programme de société. Abdullah Öcalan, leader du mouvement marxiste-léniniste PKK, a d’ailleurs enjoint à ses fidèles de ne pas oublier que l’électorat kurde était en grande majorité conservateur[4]. La politique islamo-conservatrice d’Erdoğan est ainsi approuvée par une majorité des Turcs, et il apparaît aujourd’hui impossible de revenir sur des mesures phares comme la libéralisation du port du voile dans l’espace public, que même le CHP renonce à combattre[5].
Erdoğan reste également, et de très loin, le leader le plus populaire de l’AKP. Certes, cette popularité s’explique en partie par son omniprésence médiatique et ce qu’il convient bien d’appeler une propagande qui frôle parfois le culte de la personnalité. On ne compte plus les affiches à la gloire du « grand maître[6] », tantôt remercié par l’Union des chambres de commerce de Turquie pour avoir remboursé l’intégralité de la dette turque au FMI, tantôt prenant la pose devant des camions poubelles d’Ankara pour promouvoir l’action municipale de son parti en faveur de la propreté. Le président n’en dispose pas moins d’un véritable charisme et d’un indéniable talent de tribun. Il n’y avait qu’à voir la piètre prestation du Premier ministre Davutoğlu lors du traditionnel « discours du balcon » au siège de l’AKP le 7 juin pour comprendre qu’Erdoğan fait clairement la différence avec n’importe quel rival potentiel au sein du parti.
Enfin et surtout, il est illusoire de penser qu’Erdoğan acceptera de rester cantonné dans le rôle que lui confère la Constitution. Contrairement à ce que l’on a pu lire dans la presse, il n’entend nullement jouer au « sultan retranché dans son palais ». Dix mois après son élection à la présidence, Erdoğan s’est déjà plus investi dans le débat politique que n’importe quel autre président de la République depuis Atatürk et Ismet Inönü[7], et il n’est pas vraiment dans son tempérament de borner son action aux limites fixées par le droit constitutionnel…
Une figure incontournable de la vie politique turque
Qu’on l’aime ou qu’on le déteste, Erdoğan laissera sa marque dans l’histoire politique turque. Il sera le premier Président à avoir été élu au suffrage universel, dès le premier tour. Il sera le premier leader islamo-conservateur à avoir mis fin à la tutelle des militaires sur la vie politique, là où tant d’autres de ses prédécesseurs avaient échoué[8]. Ses mandats successifs de Premier ministre puis de Président restent associés à plus d’une décennie de croissance économique qui a transformé la Turquie après le marasme économique des années 90. Aux yeux d’une majorité des Turcs, le constat est sans appel : la Turquie est plus forte avec Erdoğan, et peu importe les critiques sur l’autoritarisme : l’opposition kémaliste a fait bien pire quand elle était au pouvoir.
Fort de ce soutien populaire, Erdoğan, même amoindri par le scrutin du 7 juin, sait qu’il a encore des cartes en main, et il compte bien les jouer jusqu’au bout. Il est de fait l’interlocuteur privilégié des partis pour former un gouvernement de coalition, probablement avec le MHP. Nul doute qu’il continuera à fixer la ligne politique des prochaines années. En tant que Président, il exerce un important pouvoir de nomination qui lui permet de continuer à placer ses fidèles aux plus hauts postes de l’appareil d’Etat et il est protégé des critiques trop vives des médias, qui savent ce qu’il en coûte de porter « outrage » à la fonction présidentielle. Son parti lui reste presque entièrement dévoué : les très rares contestataires, tels le Vice-Premier ministre Bülent Arinç ou le ministre de l’Économie Ali Babacan vont quitter le gouvernement. Il peut continuer à compter sur le soutien des milieux d’affaires islamo-conservateurs qu’il a contribué à faire émerger. Enfin et surtout, les réformes qu’il a initiées ces dernières années en matière d’éducation et de société influencent fortement la nouvelle génération, qui grandit dans un pays réaffirmant désormais sa foi en l’Islam et ses racines ottomanes. La Turquie est donc loin d’en avoir fini avec Erdoğan.
[1] « Grand Assemblée Nationale de Turquie », unique chambre du pouvoir législatif, la Turquie ayant opté pour le monocaméralisme.
[2] La constitution turque oblige le président de la République à démissionner de toute fonction au sein d’un parti politique.
[3] Lors d’une rencontre en 2012 avec la députée CHP Ayse Gülsün Bilgehan, petite-fille de l’ancien président Ismet Inönü, celle-ci m’avait rappelé que même son grand-père et Atatürk avait refusé un régime présidentiel.
[4] Propos rapportés par les membres de la délégation rendant régulièrement visite, dans le cadre du processus de résolution de la question kurde, au leader du PKK emprisonné sur l’île d’Imrali.
[5] Cf. Article « Pourquoi l’AKP n’a-t-il aucune chance de remporter les élections du 7 juin »
[6] « Büyük usta » en Turc : le qualificatif était apparu sur une affiche de l’AKP, avant d’être repris dans un documentaire télévisé sur Erdoğan
[7] Second président de la République et successeur d’Atatürk, il poursuivit l’œuvre d’occidentalisation du pays.
[8] Le Premier ministre conservateur Adnan Menderes, renversé par un coup d’Etat militaire en 1960, fut condamné à mort par pendaison.