Nouveau 1er mai sous tension en Turquie – 2015
Le 1er mai aura été cette année encore en Turquie le théâtre de violents heurts entre la police et les manifestants dans les principales villes du pays. Selon le dernier décompte officiel de la préfecture d’Istanbul, rien que dans cette ville, 206 personnes ont été interpellées, 6 policiers et 18 manifestants ayant été blessés.
Ces statistiques, habituelles, permettent de mesurer à quel point la démocratie sociale comme politique reste très imparfaite en Turquie. Très peu visibles dans l’espace public en dehors de cette journée symbolique, les syndicats turcs sont facilement assimilés à des organisations à la limite du terrorisme et disposent d’une liberté d’expression fortement restreinte. La société turque reste de fait profondément traumatisée par les violences entre mouvances communistes et nationalistes – dont sont issus la plupart des actuels syndicats d’ouvriers et de fonctionnaires – et qui avaient créé dans les années 1970 une situation de quasi guerre civile. Ces rivalités, accrues dans un contexte de guerre froide, avaient d’ailleurs servi de prétexte aux militaires pour prendre le pouvoir et « rétablir l’ordre » en 1971 et 1980. A cet héritage s’ajoute une proximité entre le monde des affaires et les partis au pouvoir, laïcs ou islamo-conservateurs, qui restreint encore plus le poids des syndicats dans le débat public, à l’exception notable du syndicat enseignant Eğitim-Sen (gauche) qui dispose d’une bonne capacité de mobilisation.
La répression des manifestations montre une nouvelle fois que les espoirs de démocratisation entretenus par le parti islamo-conservateur AKP à son arrivée au pouvoir il y a 12 ans ont vécu. En la matière, l’actuel gouvernement ne fait cependant que suivre la voie des autres partis qui, lorsqu’ils exerçaient le pouvoir sous la tutelle des militaires, n’ont jamais hésité à réprimer violemment les manifestations du 1er mai. En 1977, l’intervention des forces de l’ordre sur la place Taksim, en centre-ville d’Istanbul, avait fait 34 morts. La place est depuis devenue le point de ralliement symbolique de toutes les manifestations, notamment de la gauche turque. Elle était d’ailleurs l’épicentre de la gigantesque fronde antigouvernementale dite « de Gezi » au printemps 2013, les manifestants ayant pour slogan « Partout Taksim, partout la résistance ! ».
Taskim est depuis sous haute surveillance et à la veille du deuxième anniversaire de Gezi, il était impensable pour l’AKP de laisser les manifestants y accéder. La préfecture d’Istanbul avait ainsi interdit toute manifestation sur la place. Préventivement, les principaux axes de circulation menant en centre-ville avaient été fermés, les liaisons en transports publics suspendues et des policiers anti-émeute d’autres villes appelés en renfort. Les syndicats ayant maintenu de leur côté l’appel à manifester à Taksim, l’affrontement était inévitable.Il est incontestable que des éléments dans la manifestation avaient l’intention d’en découdre. On constate cependant, une fois de plus, la force disproportionnée avec laquelle la police est intervenue, utilisant quantité de gaz lacrymogène ou aspergeant les manifestants d’eau traitée avec un composant chimique irritant.
Des manifestations dans d’autres villes du pays se sont également déroulées sous tension. A Trabzon (région de la Mer Noire), des représentants du parti pro-kurde HDP qui s’étaient joints au cortège des autres partis et syndicats ont été agressés à coup de pierre par des militants nationalistes. L’atmosphère était en revanche recueillement à Soma, ville ouvrière de la région égéenne où 301 mineurs avaient perdu la vie dans un grave incident le 13 mai 2014.
Une atmosphère sécuritaire
Cette violence tranche avec l’atmosphère festive du 1er mai 2010, seule année depuis 1977 où la place avait été ouverte aux manifestants. Ce jour-là, des centaines de milliers de personnes, syndicalistes, supporters des différents clubs de football et promeneurs lambda avaient envahi la place dans le calme, de rares incidents étant signalés à la marge. Le 1er mai est d’ailleurs depuis cette année 2010 officiellement jour férié en Turquie.
La Turquie ne serait donc pas irrémédiablement condamnée à vivre des 1er mai violents mais, deux ans après Gezi, l’AKP affiche une intransigeance croissante à l’égard de toute contestation. Tout en appelant à « un climat de joie » pour le 1er mai, le président Recep Tayip Erdoğan avait qualifié de « provocation » toute tentative de manifestation à Taksim. Récemment, le vote d’une loi sur la sûreté a donné des pouvoirs étendus aux forces de l’ordre pour surveiller les militants de tout obédience et réprimer les manifestations. La tendance n’est donc pas vraiment à une liberté d’expression et de manifestation accrue en Turquie. Tout au contraire, le pouvoir AKP s’est engagé dans une phase de raidissement et, en l’absence de réels contrepouvoirs, mène une politique libérale sur le plan économique et très conservatrice sur le plan social qui ne souffre aucune contestation.
Au soir ce cette journée agitée, le directeur de la sûreté d’Istanbul Selam Altınok a ainsi pu afficher sa satisfaction, déclarant à la presse : « Dieu soit loué, nous n’avons eu aucun problème ! ».
Jérôme Lagoutte