Pourquoi le CHP n’a-t-il aucune chance de remporter les élections législatives du 7 juin?

Le président Recep Tayyip Erdoğan et son parti de la justice et du développement (AKP) semblent aborder les élections législatives du 7 juin prochain avec incertitude. Alors que ce parti islamo-conservateur frôlait la barre des 50 % lors des précédents scrutins, les différents instituts de sondage le créditent cette fois d’un score compris entre 42 % et 48 % des voix.

 

Il faut dire qu’après une première décennie triomphante au pouvoir, l’AKP sort de deux années particulièrement difficiles, marquées par la gigantesque fronde antigouvernementale de Gezi au printemps 2013, un scandale de corruption ayant éclaboussé Erdoğan et ses proches en décembre de la même année et une gestion de la crise syrienne jugée désastreuse, marquée par un afflux massif de réfugiés sur le sol turc.

 

L’AKP peut néanmoins se rassurer sur un point : le 8 juin, il sera toujours au pouvoir. Sa chance ? Celle de n’avoir aucune opposition capable de le détrôner. Le Parti républicain du peuple (CHP), principal parti d’opposition laïque, s’avère en effet incapable de capitaliser sur les difficultés des islamo-conservateurs. Il n’est d’ailleurs crédité que de 25 % à 28 % des voix dimanche prochain.

 

Cette nouvelle défaite électorale en perspective pour la principale force d’opposition est tout sauf une surprise. Créé par Atatürk en 1923 en même temps que naissait la République, seul parti à avoir le droit de se présenter aux élections jusqu’en 1946, le CHP n’a jamais été en mesure d’accéder seul et démocratiquement au pouvoir depuis le passage au multipartisme (même s’il a souvent joué un rôle clé dans les gouvernements de coalition). Sa dernière participation à un gouvernement remonte à 2002, année marquée par la première victoire de l’AKP aux élections législatives.

 

 

Un parti inclassable et plombé par son image

 

Pour un observateur français, le CHP fait presque figure « d’objet politique non identifié » tant il est inclassable. Son idéologie et son discours font tantôt penser à l’équivalent turc du Parti Radical de la Troisième République, tantôt au Front national. Parti fondateur de la Turquie contemporaine, il a incontestablement œuvré à la modernisation du pays dans le sillage de Mustafa Kemal Atatürk. Son bilan est de fait impressionnant dans les deux premières décennies de la République où il était parti unique : laïcisation de la société et de la politique dès 1924,[1] droit de vote des femmes en 1934, enseignement gratuit, obligatoire et laïque pour les garçons et les filles, latinisation de l’alphabet… A son passif en revanche, le parti s’est fait le promoteur d’une identité turque univoque qui nie l’existence de toute minorité.

 

Farouche défenseur des principes kémalistes – républicanisme, populisme, nationalisme, laïcisme, étatisme, réformisme – « six flèches » qui constituent aujourd’hui encore son logo, le CHP a longtemps été vu comme l’allié objectif de l’armée. Gardiens autoproclamés de l’héritage d’Atatürk, les militaires ont exercé une tutelle constante sur le pouvoir civil jusqu’à l’arrivée au pouvoir de l’AKP et la reprise en main récente d’Erdoğan sur l’état-major[2]. Même s’il fut lui aussi victime des coups d’Etat militaires qui ont émaillé l’histoire de la Turquie contemporaine[3] – il sera d’ailleurs dissout comme toutes les autres formations politiques après le putsch de 1980  – le CHP a encore le plus grand mal à se débarrasser de cette image de « jardin arrière » des militaires.

 

 

Un parti en quête d’identité

 

Sous l’impulsion de son nouveau leader Kemal Kılıçdaroğlu, élu président du parti en 2010, le CHP tente aujourd’hui de faire peau neuve. Des caciques comme Deniz Baykal ou Önder Sav, véritables gardiens du temple kémaliste et figures du « vieux CHP », sont désormais en-dehors des instances dirigeantes du parti. Conforté lors du dernier congrès du parti, Kılıçdaroğlu affiche aujourd’hui une ligne résolument sociale-démocrate, mais il est encore trop tôt pour dire s’il réussira à l’imposer durablement.

 

De fait, le CHP est scindé entre deux courants qui pourraient à terme entraîner son implosion. La tendance « patriote » (« ulusalcı ») campe sur l’héritage kémaliste et refuse de transiger sur l’unité de l’Etat, l’identité turque et la laïcité. Elle est ainsi hostile aux revendications émanant des minorités, notamment des Kurdes qui contestent le modèle de « citoyen unique » et revendiquent l’autonomie régionale et l’éducation en langue maternelle. La tendance « de gauche » (« solcu ») reste fidèle aux principes kémalistes mais cherche à promouvoir des idées nouvelles, notamment dans le domaine économique et social avec un discours très inhabituel au CHP sur la justice sociale.

 

Si cette tendance sociale-démocrate domine la direction du parti avec Kılıçdaroğlu, il est peu probable qu’elle enregistre à court terme des succès dans l’opinion. Le CHP pâtit en effet d’un sérieux discrédit dans les classes populaires où il est vu comme un « parti bourgeois », défenseur de l’ancienne élite kémaliste qui a accaparé le pouvoir et qui a fait fortune dans un système économique et social à deux vitesses. Recep Tayyip Erdoğan, lui-même issu d’un quartier défavorisé d’Istanbul, ne manque d’ailleurs jamais une occasion de critiquer vertement sur le thème du « eux et nous » ces classes urbaines aisées et occidentalisées qui constituent la base électorale du CHP. Kemal Kılıçdaroğlu sait cependant qu’il a une carte politique à jouer. Le climat d’affairisme dans les milieux de l’AKP et l’apparition d’une nouvelle bourgeoisie islamo-conservatrice commencent à produire un désenchantement dans l’électorat populaire, jusque-là majoritairement acquis aux islamo-conservateurs.

 

Pragmatiques, les membres du courant « social-démocrate » ont également bien compris que la société turque avait profondément changé après une décennie de pouvoir AKP. Conscients de l’attachement d’une majorité des Turcs aux valeurs religieuses, ils estiment que la défense intransigeante de la laïcité ruinerait définitivement tout espoir de reconquête du pouvoir et ne militent plus pour l’interdiction totale du port du voile dans l’espace public. Le dilemme semble toutefois compliqué à résoudre pour le CHP, qui clame dorénavant sa bienveillance à l’égard de la religion tout en devant donner des gages à son électorat laïc traditionnel.

 

Dans un effort de syncrétisme assez étonnant, Kemal Kılıçdaroğlu a ainsi récemment déclaré lors d’un meeting axé sur la justice sociale que son parti proposerait le doublement des salaires le jour du Bayram, l’une des plus importantes fêtes musulmanes (équivalent de Noël). Plus étonnant encore, le parti compte désormais parmi ses vice-présidents Mehmet Berakoğlu, transfuge du parti islamiste de la Félicité (« Saadet Partisi »). Dans une interview récemment donnée au journal Hürriyet, M. Berakoğlu établissait un lien direct entre les principes de justice et de liberté qu’il jugeait communs au Coran et à la politique sociale-démocrate. Interrogé sur l’ouverture amorcée par le CHP en direction de l’électorat conservateur, il déclarait d’ailleurs : « quand les mosquées sont pleines, on ne va pas dire aux gens qui vont à la prière du vendredi que l’on refuse leurs voix ! ».

 

Le parti doit cependant veiller à ne pas se couper de l’électorat alévi, minorité religieuse dissidente du chiisme et qui constitue un important réservoir de voix. Longtemps victime d’une politique de sunnification forcée, les Alévis se voient aujourd’hui encore refuser le statut de religion. A la différence des autres cultes reconnus par l’État, ils ne bénéficient d’aucun financement public pour leurs activités cultuelles et sont régulièrement la cible d’Erdoğan, qui les a d’ailleurs invités « à prier à la mosquée ». Face à la dominante sunnite, la minorité alévie est traditionnellement laïque et vote massivement pour le CHP[4]. Il n’est donc pas sûr qu’elle apprécie les compromis du CHP sur la question religieuse.

 

La difficile question des alliances

 

La question des alliances est tout aussi délicate pour le CHP. Si l’AKP a réussi l’exploit de gouverner seul au cours de ces trois derniers mandats, le CHP ne peut espérer revenir au pouvoir que dans le cadre d’une coalition. Peu d’alternatives s’offrent à lui, et elles impliquent au préalable qu’il tranche entre la ligne nationaliste et la ligne sociale-démocrate.

 

Une première alliance est possible à l’extrême-droite avec le parti de l’action nationaliste (MHP). Les deux partis ont déjà gouverné ensemble et ils ont d’ailleurs présenté un candidat commun lors de l’élection présidentielle de 2014. Malgré un même culte de l’Etat et de l’icône Atatürk, s’allier avec ce parti autoritaire et ultranationaliste entre néanmoins en contradiction avec la ligne sociale-démocrate que prétend désormais suivre le parti.

 

Une alternative s’offre à gauche, mais elle semble encore plus improbable. Issu d’un parti pro-kurde récemment dissout, le parti démocratique des peuples (HDP) connaît actuellement une bonne dynamique. Même s’il est encore considéré comme un satellite du PKK pour beaucoup de Turcs, ce parti semble réussir à séduire au-delà du seul électorat kurde en défendant une politique résolument à gauche sur le plan économique et social. Certaines idées jugées innovantes, notamment en matière de droits des homosexuels, lui ont d’ailleurs valu la sympathie des intellectuels et des classes urbaines occidentalisées. Des députés peuvent localement faire la passerelle entre le CHP et le HDP, Kemal Kılıçdaroğlu étant lui-même d’origine kurde. La rancœur accumulée de part et d’autres après trois décennies de conflit entre l’armée et le PKK rend cependant peu réaliste une telle alliance à court terme. Vu du HDP, le CHP est le parti symbole de l’état unitaire et autoritaire. Côté CHP, le HDP est encore assimilé au terrorisme du PKK et ses revendications autonomistes sont inacceptables pour une large partie de son électorat.

 

Un parti en manque de relais

 

C’est un autre handicap pour le CHP. Face à la machine de guerre de l’AKP qui dispose de nombreux relais dans les journaux ou les chaînes de télévision, le CHP a peu de relais médiatiques. Dans la presse, le quotidien historique kémaliste Cumhuriyet et le tabloïd Sözcü sont les seuls à relayer ouvertement ses positions.

 

Il faut dire que l’autocensure qui frappe les médias ne joue pas en faveur du CHP. Les journalistes ont bien compris que l’on ne s’opposait pas impunément à Recep Tayyip Erdoğan et à son parti. Le 2 juin dernier, Erdoğan a ainsi directement menacé un journaliste de Cumhuriyet dont l’article accusait les services secrets turcs (MIT) de livrer des armes à Daech dans la lutte contre Bachar Al-Assad.

 

Si le CHP a peu de relais, c’est aussi et surtout car il n’arrive pas à convaincre les intellectuels et les journalistes « libéraux », qui n’ont rien oublié des atteintes aux droits de l’homme et des coups d’État militaires menés au nom de la défense de la doxa kémaliste. Si la majorité de ces intellectuels sont aujourd’hui hostiles à l’AKP, ils ne sont certainement pas prêts à soutenir le CHP qu’ils considèrent comme un parti sans intérêt ni avenir.
La tâche est donc rude pour le CHP. Dans ces conditions, il apparaît improbable qu’il gagne les élections du 7 juin prochain. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour la démocratie turque, qui a plus que jamais besoin d’une opposition forte et structurée face à la dérive autoritaire et mégalomane d’Erdoğan.

Jérôme Lagoutte

 

[1] Année de l’abolition du califat et du retrait de la Constitution de toute référence à l’Islam.

[2] En 2011, Recep Tayyip Erdoğan a profité d’une démission en bloc des principaux chefs d’état-major pour nommer au haut-commandement des officiers n’affichant pas d’hostilité à l’égard de sa politique islamo-conservatrice. Des procès retentissants ont également abouti à la condamnation de nombreux haut-gradés pour tentative de coup-d’Etat, brisant d’éventuelles velléités putschistes.

[3] Coups d’Etat en 1960, 1971, 1980 et coup d’Etat dit « post-moderne » car sans effusion de sang en 1997

[4] A l’exception des zones kurdes où l’alévisme est également très présent.

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